Ce soir-là, j’enfile des souliers en simili cuir, une chemise à carreaux (je trouvais ça tendance…), et une des cravates de mon père, pour faire la queue en attendant la confrontation redoutée avec le videur. Une fois arrivé à là hauteur du colosse, après une attente qui m’a paru interminable, je lève la tête pour pouvoir le regarder. Il me toise, puis me demande : « Vous êtes accompagné » ? « Euh… Non, non, fais-je en balbutiant. Mais je vais acheter une bouteille à l’intérieur »t je lui montre quelques billets. En guise de réponse, il m’a fait signe d’avancer avec un geste méprisant de la main. Ouf… Il n’y a rien de plus frustrant que de faire la queue pendant une heure et demie pour finalement se voir refusé l’accès à un club parce qu’on a un bouton sur le visage. Jean-David était en retard, mais j’ai aussitôt filé au bar pour acheter une bouteille hors de prix, accessoire indispensable. Je prends place, seul, sur un canapé et je regarde les filles. Curieusement, la technique du pari qui me semblait quelques heures auparavant d’une efficacité prodigieuse me paraît alors beaucoup plus improbable… Et Jean-David qui ne vient pas… Une jolie fille aux longs cheveux bruns quitte alors la piste de danse pour s’installer sur un pouf. Cette proie allait valider ma technique. Je suis allé à sa rencontre sans me forcer à paraître timide : j’étais réellement mort de peur

– Bonjour mademoiselle, je suis désolé de vous déranger, mais voilà, j’ai fait un pari avec un copain qui ne va pas tarder à arriver, et euh… J’ai parié que j’arriverais à draguer euh… A aborder une jeune fille dans cette boîte parce que… Euh… Je suis très timide… Et donc, euh…

Elle me coupa la parole avec un sourire forcé :

Et vous racontez les même sornettes à toutes les filles que vous rencontrez n’est ce pas ? Et elle tourna prestement et définitivement son visage vers la piste de danse.

– Non, non, vous êtes la première que je… Euh…

J’étais persuadé que l’ensemble du night-club avait les yeux fixés sur moi et constatait en riant le ridicule de la situation : j’étais debout et je bredouillais des mots à une jeune femme assise qui regardait ailleurs… Finalement, le retard de Jean-David était une bonne chose…

Dépité, démoralisé et seul au monde, je me suis assis et j’ai ouvert ma bouteille de Malibu. Ma carrière de dragueur/écrivain s’arrêtait donc dans la douleur d’une humiliation qui aurait détruit définitivement la réputation de Tom Cruise lui-même. Seule ma bouteille était fidèle et susceptible de m’apporter quelque joie. Elle ne me lâcherait pas, elle ne me diminuerait pas, elle me rendrait peut-être le courage qui m’avait abandonné suite à cet incommensurable échec.

Et effectivement, au quatrième verre, les choses se sont améliorées. Après tout, je n’avais essuyé qu’une seule petite pelle de rien du tout. Comment pouvais-je prétendre maîtriser une technique en un seul essai ? Mon moral remontait donc progressivement à mesure que le niveau d’alcool de ma bouteille descendait. Je prenais confiance en moi, mon sourire revenait, et je me suis jeté sur une autre jeune fille qui faisait pourtant partie d’un groupe, mais que j’ai « tiré à moi » par le pull ( « séduire », en latin, se dit « seducere », ce qui veut dire « conduire à soi »…)

– Permettez-moi de vous prendre une seconde, mademoiselle. Mes amis sont idiots, ils pensent que je suis timide, hors ce n’est absolument pas le cas. Ils pensent que je refuse de draguer parce que j’ai peur, alors que c’est juste une question de morale. On a donc fait un pari quun enfant de sept ans trouverait immature, j’en conviens. Mais vous seriez adorable de faire semblant de rire un peu avec moi, je gagnerais ainsi mon pari stupide !

– Ben, pour que je rie, il faut d’abord que vous disiez quelque chose de drôle !

– C’est juste… Accompagnez-moi à ma table, et je vais vous raconter une histoire de Toto ! Ah, Ah !

Et je me suis retrouvé en train de boire ma bouteille de Malibu avec une des plus belles filles de la soirée. Le fait que les amis qui étaient à l’origine du pari n’étaient manifestement que le produit de mon imagination ne semblait pas lui poser de problème. J’avais ferré le bon poisson, et je me rapprochais d’elle lentement, jusqu’à ce que notre conversation sans intérêt soit coupée au bout d’une dizaine de minutes par une autre jeune femme… Elle s’est approchée avant de rouler un patin sensuel à ma conquête. Puis cette conquête -de courte durée- s’éloigna avec elle après un sourire compatissant…

Je compris ainsi le principal inconvénient des techniques de dragues préméditées, c’est-à-dire des dragues camouflées par un prétexte solide : elles fonctionnent pour toutes les catégories de femmes, et pas seulement pour celles qui sont célibataires… J’en ai conclu qu’un peu de sincérité ne ferait pas de mal. Après tout, j’avais de l’alcool, je n’avais qu’à jouer sur cet atout…

La première fille qui passa devant moi portait trois verres en même temps. La deuxième avait environ vingt kilos de trop, mais la troisième était parfaite. Son regard perdu démontrait qu’elle n’attendait que moi, ou plus exactement, qu’elle n’attendait qu’une chose : du Malibu ! Je me suis donc levé optimiste et ravi :

– Mademoiselle, c’est la chance de votre vie ! Mon copain n’est pas venu, et j’avais acheté pour nous une bouteille d’alcool que je me propose donc de partager avec vous ! Elle n’est pas belle, la vie ?

– C’est quoi comme bouteille ? Du Malibu ? Ah oui, j’aime bien, d’accord…

Banco ! En trois phrases, je constatais que la chance avait effectivement tournée : la fille venait de se fâcher avec son petit copain, ce qui expliquait son regard désolé. J’ai attendu trois verres et demi du matin pour lui prendre la main et l’embrasser…

J’ai appris le lendemain que Jean-David n’avait pas passé le barrage du videur. Il portait des Nike, il s’était fait nicker… C’est avec une fausse modestie discrète que je lui contai mon succès amoureux incroyable, en lui faisant croire que la technique du pari était responsable de cette réussite, et donc qu’elle était bien supérieure en termes d’efficacité à celle que nous utilisions au lycée. Sa réaction fut conforme à son habitude : il trouvait cela parfaitement normal.

J’étais donc devenu un expert, du moins j’en étais convaincu… L’ennui, c’est que j’avais donné un tamis complètement troué à Jean-David qui comptait bien le secouer pour dénicher des pépites d’or…

Nous avons une fois de plus agité plusieurs billets de banque sous le nez du videur qui nous a laissé entrer.

Confortablement installé dans un canapé pour quatre personnes, j’avais du mal à contenir les ambitions de Jean-David, qui cherchait la plus belle… Il me pressait de question : « Et celle là, qu’est ce t’en penses ? Non, pas assez de fesses ! Et l’autre, là ? Non, son copain est trop balèze… ». Il se dirigea finalement vers une fausse blonde sans demander mon avis. J’avais beaucoup plus peur que lui… Pourtant, la fille semblait avenante ; elle le regardait en souriant… La soirée s’annonçait passionnante ! Et là, soudain, Jean-David tourne les talons d’un coup et revient s’installer à mes côtés. La blonde avait un air étonné… Je l’interrogeai immédiatement :

– Bah, qu’est ce qui se passe ?

– Non, elle ne m’intéresse pas, tout compte fait. Elle a les oreilles décollées. Et vu la puissance de ta technique, je vais en chercher une mieux.

– Mais qu’est ce que tu racontes ? Elle avait l’air géniale cette nana !

– Les femmes sont à nos pieds. Je vais attendre mieux.

J’étais effondré… Jean-David se dressa soudain comme un fauve prêt à bondir :

– Là, regarde ! Elle ! »

Jean-David me désignait une jeune femme d’environ 26ans (donc beaucoup trop âgée), d’au moins un mètre quatre-vingt (donc beaucoup trop grande), au physique de mannequin (donc beaucoup trop belle). Mais Jean-David l’a voyait déjà en train de repasser ses chemises. Il se leva lentement avec un sourire féroce. Il lui tapota l’épaule. Elle se retourna. Jean-David amorça la « technique du Pari » et la fille partit dans un éclat de rire en interpellant ses amis. Quelques secondes plus tard, deux mecs qui avait bien dix ans de plus que nous repoussaient fermement Jean-David, en se moquant plus ou moins de lui… Il revint en grognant s’assoir à mes côtés.

– Ta technique, elle n’est pas valable dans toutes les situations, hein ?

– Ben… Il vaut mieux que la fille soit de notre âge, et éventuellement qu’elle soit seule, c’est mieux…

– Ouais, d’accord …

Jean-David, dépité, retourna vers la première fille blonde, mais celle-ci le repoussa et lui tourna le dos. Elle l’avait vu dans ses déboires avec le mannequin et en avait tiré des conclusions logiques…

Je me suis alors souvenu de ce que je faisais avec Jean-David dans la cour du lycée. Je me suis levé et je suis passé de fille en fille, jusqu’à ce qu’une d’entre elles accepte de me suivre pour être présentée au garçon le plus intelligent et le plus gentil de la terre. La ruse fonctionna et Jean-David fut ravi de ce cadeau. Cela me donna une idée : puisqu’il était possible de rentrer en contact avec une jeune fille avec un prétexte aussi grossier, pourquoi ne pas l’utiliser pour soi-même ? Je laissai donc mes tourtereaux dans les bras l’un de l’autre, et je recommençai la chasse. La première fille me repoussa, mais j’étais motivé. La deuxième fille avait déjà un ami… Disait-elle… Mais la troisième accepta d’être présentée à mon frère, génial par nature, et qui ne devait normalement pas tarder à venir… En attendant mon frère fantôme, nous avons parlé, et la communication, ça donne soif. Nous avons bu, et la boisson, ça donne envie de parler… Jusqu’à ce que la fille devine d’elle-même que je n’avais jamais eu de frère, et pardonne mon petit mensonge en riant et… en m’embrassant.

Jean-David et moi sommes donc rentré chez nous avec, dans nos filets, deux naïves et charmantes demoiselles. Ce qui me permit, le lendemain, d’écrire une troisième technique « en boîte », que j’intitulai « Mon frère est génial ».