J’ai toujours fait du piano et un peu de guitare. Je compose même : ça plaît aux filles. Or, ma maman m’a dit, une fois n’est pas coutume, que j’étais doué, ce qui était une preuve incontestable de mon talent ! Je caressais donc l’espoir de créer un groupe de musique, mais comment trouver les autres musiciens ? Il y avait bien Vincent, avec qui je jouais de la guitare chaque fois que je passais à Pigalle, mais il était déjà absorbé par Vulcain… Cette question fit germer dans mon esprit une idée lumineuse : celle de créer une agence de musicos. Je les mettrais en relation pour qu’ils jouent entre eux, et je m’improviserais impresario, pourquoi pas ? Je deviendrais donc PDG dans un secteur pour le moins agréable, car je rencontrerais plein de jolies chanteuses d’une part, mes futurs partenaires d’autre part, ce qui me permettra de réaliser une maquette avec l’aide de celle que j’aimerais, puis un disque qui se vendrait à des millions d’exemplaires… Je n’ai pas tardé, après avoir eu cette idée éblouissante, à passer une annonce dans un des journaux gratuits de Paris : « Cherche musiciens, chanteuses, la première agence à votre service vient d’ouvrir : renseignements au 40 38 21 28 ». J’ai reçu une trentaine d’appels, mais déception : c’était uniquement des poilus. J’imagine que l’intuition féminine des chanteuses avait fait barrage… J’avais été franc à chaque appel : je demandais trois cent francs pour chaque inscription, et je proposais une recherche de partenaires musiciens et de producteurs. Sans aucune garantie. Treize d’entre eux ont acceptés de s’inscrire, et ont donc pris rendez vous.

Le jour des entretiens, à 11h30, j’étais assis dans le bureau que j’avais loué pour l’après-midi dans un centre d’affaires au nord du huitième arrondissement. Le quartier était idéal : le 8eme, ça fait « chic », mais le nord de cet arrondissement n’est pas suffisamment bien fréquenté pour que le loyer du centre d’affaire soit élevé. Je me posais une question : est ce que j’allais réellement encaisser les probables inscriptions, ce qui serait une arnaque pure si j’étais dans l’impossibilité de poursuivre mon entreprise, ou est-ce que je leur demanderais de me payer uniquement pour faire un test ? Une série de calculs me donna la réponse : il me fallait trente mille francs par mois pour vivre et louer le bureau. Ce qui nécessitait mille cinq cent francs (l’équivalent de cinq inscriptions) par jour. A supposer que cela marche, il me faudrait donc accompagner les quelques six mille musiciens par an qui viendraient frapper à ma porte. Impossible…

De toute façon, six musiciens seulement sont venus, quatre étaient prêts à payer les trois cent francs requis. Mais à chaque fois, je leur avouais la vérité : « Il s’agit d’un test pour savoir si une agence de musiciens serait viable. Vous pouvez garder votre argent ». Ils n’en revenaient pas. Parmi eux, il y avait même un grand musicien roumain, réfugié politique, qui m’a proposé une forte récompense si je lui dénichais le contrat qui lui permettrait de rester en France. Il y avait donc un autre avantage au métier d’agent : le plaisir de rendre service. Ce mec était adorable, et du coup je lui ai refilé le numéro d’un agent sérieux, en lui souhaitant bonne chance.

Mais une agence de musiciens doit avant tout être rentable, et pour cela, il n’y avait que deux choix possibles : soit travailler avec des pros et prélever un pourcentage sur leur rémunération, 10 % selon la loi, soit augmenter la cotisation et, conformément au fonctionnement de « loc facile », ou des agences de mannequins foireuses, ne pas s’occuper des adhérents. Jean-David aurait certainement choisit cette dernière solution… Mais comme d’une part je ne savais absolument pas comment dénicher des « pros », car j’imagine que ce Roumain était une exception, et que d’autre part il était hors de question que j’escroque les autres, j’ai laissé tomber ce qui restera tout de même dans mon esprit comme une expérience intéressante..

Le lendemain, j’ai reçut un coup de fil de la part d’Ottawan, la chanteuse de « T’es OK », un disque qui avait très bien marché en 1980. Vu mon « support de communication », je lui ai posé quelques questions pour vérifier que je n’avais pas à faire à une mytho… Mais son discours tenait la route : elle avait 23ans lors de ses succès (« t’es OK », « Haut les mains » et cie…), elle avait maintenant 33ans, et elle avait rompu avec la maison Carrere et Daniel (qui s’occupait aussi de « Créole »), parce que son partenaire ne lui plaisait pas. Damned. Par curiosité, je suis allé la voir. Il s’agissait d’une antillaises charmante qui était tombé très bas : elle travaillait comme standardiste dans un petit bureau crasseux, et son boulot se limitait à décrocher le téléphone pour prendre des messages… Ce qui est curieux, c’est que je n’ai absolument pas pensé à la draguer. J’étais juste fasciné par les effets du temps, et de l’injustice implacable du show biz qui en découlait. Ses disques étaient au top50, mais 10 ans après, elle vivait avec le Smig. Elle rêvait de reprendre le micro, et c’est bien sûr la raison pour laquelle elle m’avait contacté. Je suis resté sincère : -« vous êtes vraiment charmante, et j’espère de tout cœur que vous recommencerez à chanter, mais pour ma part, une étude de marché empirique a démontré que mon agence de musiciens ne serait pas rentable. Je suis néanmoins venu vous voir pour vous dire que j’ai beaucoup dansé sur vos chansons, et je tient à vous en remercier».

Quand aux musiciens que je recherchais pour mon plaisir personnel, j’ai rappelé tout simplement les artistes qui m’avaient contacté, et j’ai formé avec eux un groupe amateur. Il y avait un joueur d’harmonica, un guitariste, un bassiste, mon synthé pour la batterie et, à défaut de jolie chanteuse, -je n’ai pas osé contacter Ottawan pour mes essais amateurs – j’ai tout simplement braillé dans un micro pas cher… On était loin du disque d’or, mais on a quand même pas mal rigolé ensemble, surtout quand le bassiste sortait de ses poches des cigarettes améliorés. Dans le brouillard qui s’en suivait, nous avions l’impression d’être les nouveaux Pink Floyd. Le joueur d’harmonica en particulier s’envolait dans des solos improvisés, sur de la batterie languissante, et nous nous retrouvions en plein concert psychédélique, sous une tente, dans une prairie de 1968…