Au sein de l’agence Universal, j’ai par la suite heureusement profité d’un coup de bol incroyable. Ce coup de bol s’appelait Patricia. A vingt-quatre ans, c’était une des plus belles filles de l’agence, elle faisait notamment des défilés de lingerie pour une émission télé hebdomadaire animée par Vincent Perrot. La première fois qu’elle est passée à l’agence, c’était pour me dire : « Eh attention, je ne fais que des gros budgets ! Les castings pour figurants, ou les défilés de supermarché, tu laisses tomber d’accord ? »

– C’est entendu, dis-je de manière condescendante. Mais pour que je te trouve les castings que tu recherches, je dois te connaître davantage. Il faudrait que l’on se parle dans un endroit tranquille.

– Oui, c’est une bonne idée, surtout en ce moment… Ecoute, je fais mon dernier casting à 19h ce soir, je passe te chercher à ce moment-là, ça marche ?

– C’est parfait, dis-je en simulant l’indifférence.

En réalité, je n’arrivais pas à croire qu’une nana comme ça, qui devait certainement être courtisée par le gratin du tout Paris accepte de prendre un verre avec un minable booker comme moi… D’ailleurs c’était la première fois qu’un mannequin acceptait de me voir en tête-à-tête ! J’ai produit en masse les hormones de la peur et du bien être pendant tout l’après midi. Je me suis tourné vers Roland : « Dis moi, cette Patricia, elle est lesbienne ? Elle a un problème ou tu la considères normale ? »

– Mais tous les mannequins sont tarés mon vieux ! répondit-il. Déjà pour faire un boulot pareil faut pas être normal ! Les mannequins, ils sont tous névrosés, dépressifs ou psychopathes ! Qu’est ce que tu crois ?

Il est vrai, au-delà des exagérations de Roland, que le quotidien des mannequins professionnels n’est pas aussi facile qu’on le pense. Ils ne passent par leur temps, sauf en ce qui concerne les stars, à faire des photos ou des défilés, mais ils se déplacent de castings en casting toute la journée. Le soir, ils appellent leur bookers qui leur donnent les rendez vous du lendemain. Le premier casting est à 9h, le 2eme à 10h30 etc, jusqu’au soir. En quelques mois, le mannequin connait par cœur toutes les lignes et toutes les stations de métro de Paris. Et puis, un casting, c’est très, très chiant. La plupart du temps c’est une salle rempli de mannequins concurrents, pas toujours assis, et une liste sur la porte, sur laquelle l’étalon doit inscrire son nom. Puis, chacun est appelé dans l’ordre. Ils passent devant un directeur artistique qui regarde le book contenants les photos du mannequin. En réalité, et tout le monde le sait, il ne jette un œil sur les photos que par politesse, car il se fait une idée de la valeur du mannequin au premier coup d’œil. En posant le composite du modèle sur la pile concernée, il dit approximativement en souriant : « OK, tu es très jolie, j’appellerais ton agence ». Notez bien le « s » de « j’appellerais » : c’est le conditionnel… Et le mannequin s’en va vers d’autres aventures… Si on considère qu’un directeur artistique rencontre ainsi environ 30 mannequins pour en choisir un seul, cela signifie qu’en terme de probabilité, la fille, ou le mec, doit se rendre à 30 castings pour être pris une seule fois… La vie est dure, surtout pour ceux à qui on a fait miroiter des merveilles, histoire que l’agence dispose d’un bon « stock », mais qui ne sont jamais sélectionnés. A part les étrangères, qui sont souvent nourrit et logé par l’agence, je me demande comment certains d’entre eux font pour bouffer…

Mais pour revenir à mes préoccupations du moment, j’avais un rendez-vous avec une déesse le soir-même. Elle avait tout à fait le droit d’être névrosée, chacun est libre, c’était le dernier de mes soucis… Mais à 19 h, malheur, il n’y avait personne, et comme Roland avait passé l’âge de faire des heures supplémentaires, il ferma l’agence. Je me suis donc retrouvé comme un con devant la porte, attendant un improbable quoique sublime mannequin. 19h20 : je m’en voulais de rester, de persister comme un enfant à qui on promet une glace à la vanille. Elle ne viendrait sans doute pas, et même si elle se pointait, il valait mieux que je m’en aille et que je lui montre ainsi que je pouvais me passer d’elle . Mais impossible de bouger, ma raison était annihilée par les mensurations de la belle : 87-60-87.

Elle se pointa enfin avec quarante minutes de retard, le sourire aux lèvres et, sans s’excuser, me dit avec un naturel déroutant : « Bon, tu veux aller chez moi ou on va boire un verre pour respecter les traditions ».

Initialement paralysé par la surprise, j’ai quand même réussis à m’en sortir avec une sorte de compromis : « ben ça dépends… tu as à boire chez toi » ?

– Bien sûr ! fit-elle. Viens, j’habite tout près.

Pendant le trajet, je n’ai pas pu ouvrir la bouche, et je ne suis pas sûr d’avoir bien écouté tout ce qu’elle me disait… Je crois qu’elle se plaignait d’un sujet qui n’avait strictement rien à voir avec nous. Un peu comme si on se connaissait depuis toujours, et que le moment, loin d’être exceptionnel, ne lui inspirait ni appréhension, ni curiosité, ni désir. Elle me rappelait vaguement Noémie, mais j’avais un peu peur qu’elle me demande de payer une fois la relation consommée…

Elle habitait un petit deux-pièces au coin de la rue Rambuteau. Cette proximité avec Universal devait expliquer en partie pourquoi elle ne s’inscrivait pas dans d’autres agences, alors qu’elle savait probablement qu’Universal était en train de couler.

Elle me fit assoir dans son canapé rouge et me cria de la cuisine : « Bon alors, qu’est ce que tu veux ? De l’alcool ?mais je n’ai plus de whisky, plus de vodka… Est-ce qu’il me reste du gin ? Non plus… Ah, j’ai un fond de Coco punch, si tu veux… ».

-« J’adore ! » Elle revint avec sa bouteille qu’elle posa sur la table basse, puis elle renouvela ses plaintes : « Oui, je te disais qu’il y a de plus en plus de racaille dans ma rue, parce que comme il y a le RER qui arrive aux Halles, alors tu vois … ». Je secouais ma tête de haut en ba machinalement, en approuvant tout ce qu’elle me disait, sans exception : « Oui, c’est sûr, je comprends… ». Comment pouvais t-elle me considérer comme un ami d’enfance ? Elle était peut être foldingue, comme l’affirmait Roland. Mais je restais concentré sur son corps, et sur l’hypothèse fantastique d’une relation sexuelle. Hypothèse qui, malgré les digressions inadaptées de ma déesse, se construisait peu à peu. Au milieu de la discussion, ou plutôt de son monologue, j’ai néanmoins réussi à poser la question fatidique :

– Et sinon, affectivement, ça va bien pour toi ? Tu as un petit ami en ce moment ?

– Bien sûr que non ! Pourquoi est-ce que tu crois que tu es là ? Pour réparer la moquette ? J’ai jeté le dernier il y a quelques jours. Je suis pas du genre à me faire emmerder, moi…

– D’autant plus que tu dois avoir l’embarras du choix !

– Oui, mais je suis exigeante… enfin normalement… Bon on y va ? La chambre c’est par là.

Elle me prit par la main comme pour aller danser. J’étais sur le point d’atteindre le principal objectif qui m’avait entrainé à Paris. J’allais fusionner avec une des plus magnifiques créatures que le show biz pouvait contenir. J’étais à deux mètres du bonheur. Elle se déshabilla rapidement sans me regarder et, une fois nue, s’allongea sur son lit défait : « Bon, tu viens ? Je suis prête ! ». Ces mots étaient une confirmation sans appel de son absence totale et peut être définitive de sentiment. La température ambiante, qui n’était déjà pas très élevée, baissa d’un coup jusqu’à zéro. J’ai enlevé ma chemise et, toujours en pantalon, je me suis allongé à côté d’elle. Elle était allongée sur le dos. Parfaitement épilé, elle avait une sorte de moustache d’Hitler sur son sexe. En caressant ses seins parfaits, j’ai dit bêtement : « Putain, ça devrait être interdit d’être aussi belle…».

– Je sais que je suis belle, c’est mon boulot ! Alors ? Tu dors ou tu viens ? » Cette phrase confirma mes craintes : je ne serais jamais assez costaud pour elle. Je descendis néanmoins du lit pour quitter mon pantalon, puis j’ai recommencé à la caresser. Elle empoigna mon sexe qui était aussi mou qu’un fonctionnaire proche de la retraite, puis m’embrassa avec force. Dans ma tête, l’impression lancinante que « je ne pourrais pas » étouffait tous mes désirs : Après quelques efforts qui ne me faisait pas grossir d’un mini mètre, elle se recula et, les sourcils levés, déclara :

– « Mais pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais PD, comme tous les bookers » ?

– Je suis hétéro à 150 %, rétorquai-je. Mais je crois que la situation manque un peu de romantisme…

– Vraiment ? Oh, c’est mignon comme réaction ! C’est trop chou ! Bon, je vais m’occuper de toi…

Elle devint plus féline, plus attentive, plus humaine : j’avais réussi mon coup ! En quelques secondes, j’ai eu l’impression, certes à tort, de retrouver mon statut de « mâle dominant », et nous avons passé un moment exquis, noyé dans un amour remarquablement simulé.