Je rendais visite à mon illustre voisin Gabriel Dussurget presque tous les jours. Mais, avec le début de ma crise, je me prenais pour Baudelaire, et ce jusqu’à vouloir lui écrire un poème. Je lui avoué mon ambition un soir et, en souriant, il me récita par cœur, en guise de réponse, une scène du Misanthrope dans laquelle un jeune naïf offre un poème à un viel érudit. Le jeune naïf, c’était moi, je crois bien… D’ailleurs d’après le Misanthrope, le viel érudit a bien rigolé en lisant le poème… Je reconnais que Gabriel, en tant qu’officier de l’ordre des lettres, avait mis la barre assez haute, mais dans ma folie naissante, cela ne m’a pas découragé. J’ai travaillé comme un « fou », et j’ai sorti ce texte en accord avec l’âge de son destinataire :

A Gabriel

Seul, confronté au gris d’une froideur terrible
Je sens l’amer plaisir d’une mélancolie
« Où se cache t-il ? Il aurait d’après la Bible
Créé cette saison où le beau se tarit ?

Des flaques de brouillard tout au creux des collines
Enlèvent au paysage toute trace de vie
Des calmes spectres blancs quand le jour se dessine,
Enveloppent les arbres, et trompent mon esprit

Car l’imagination narcissique cercueil
Sans soupir me délaisse à l’illusion suprême
Mais je dois purifier mon sang dépasser le seuil
De cette vision d’horreur nature que j’aime

Car enfin je voudrais la beauté de ces couleurs
Sublimée par l’âge, le savoir, et leurs maturités
Oui, être un rocher pouvoir me moquer des fleurs
Oui me reposer sur ma vie enfin gagnée

Car pareil à la brume qui recouvre l’automne
Qui dissimule ses rides, et préserve la terre
Les rêves nous protègent et sans cesse redonnent
Une immortelle jeunesse à ce temps éphémère.

Patrick Harris

J’ai glissé ces alexandrins sous sa porte et je suis allé le rejoindre quelques minutes plus tard. Les larmes aux yeux, il me prit par les épaules et me dit en tremblant une phrase sans doute un peu excessive, mais que je n’ai jamais oublié : : « mon enfant, tu es le nouveau Rimbaud ! »… Je suis maintenant persuadé que ma crise de folie avait exacerbé mon talent créatif. D’ailleurs je pleurais pour un rien, je m’emportais soudain, désirant ajouter une virgule à mon poème soi-disant pour en changer le sens : chacune de mes émotions était demultipliée. Rimbaud était peut-être lui aussi un peu fou quand il écrivait, qui sait ?