J’ai accosté la fille alors qu’elle quittait l’agence, toujours en râlant :

– Bonjour mademoiselle. Je comptais m’adresser à cette agence, mais il semble qu’il y a un problème ?
– Ah ça oui, il y a un problème ! Ces escrocs m’ont extorqué trois cent francs en échange de numéros de téléphone qui n’existent pas ! Si vous voulez vous faire escroquer, allez-y !
La fille avait les cheveux courts, un peu façon garçon manqué, mais elle était mignonne, et puis j’avais mes habitudes, j’ai donc poursuivi la conversation
– Vous recherchez un studio sur Paris ?
– Oui, répondit-elle, en se calmant. Je cherche depuis deux mois une chambre d’étudiant, mais pas moyen de trouver quoi que ce soit. J’en ai marre de cette ville de merde.
– Je m’appelle Patrick, et vous ? » Créer des liens de confiance avec « Sophie » était facile: « vous venez d’où » ? « Vous faîtes quoi comme études » ? « Est-ce que je peux vous aider, au cas où je trouve une chambre, car je recherche moi aussi »…. Etc… On s’est retrouvé devant un café, et j’ai appris qu’elle était venue faire ses études à Paris pour être proche de sa petite amie… Je ne fus pas déçu par cette révélation abrupte, cela m’excitait plutôt… Le fantasme le plus courant chez les hommes, c’est de faire l’amour avec deux femmes. Comme je ne faisais pas exception à la règle, j’ai fait mine de m’intéresser à ses études d’économie , histoire de rencontrer sa copine, avec une idée brillante derrière la tête…

La rencontre avec Aurore, la petite amie de Sophie, eut lieu sur le campus de l’université Dauphine. Avec ses petites lunettes rondes, on aurait dit un ange. Un ange curieusement homosexuel. Elle avait vingt ans, mais elle en paraissait dix sept. J’ai avancé mon visage pour lui faire la bise, une fois, deux fois… au bout du 6eme bisous, elle a reculé sa joue, mais j’ai continué à l’embrasser en disant « J’en fait trente deux ! » Elle a rigolé, ça commençait bien…

Je me demandais comment ses parents avaient réagi quand elle leur avait annoncé son homosexualité. A moins qu’elle le leur cachait ? Je trouvais le sujet passionnant… Quand Sophie m’a présenté Aurore, celle-ci était en train de lire les annonces épinglées au dessus de la photocopieuse de la fac, sans doute pour trouver un studio à son amie. Elles formaient un couple étonnant. Sophie n’était jamais contente : elle critiquait tout ce qui évoluait dans ses parages. Ça a commencé légitimement par l’agence de location, suivie de près par la pollution, le métro, l’indifférence des Parisiens à l’égard de leurs compatriotes, le temps, les professeurs acariâtres… Aurore, elle, était éclairée par un sourire quasi permanent. Elle était heureuse de me rencontrer, ses études étaient passionnantes, sa chambre de bonne de sept mètres carrés, avenue Foch, très pratique pour son travail… Elles avaient pourtant l’air de s’aimer. J’expliquais ce mystère par la probable difficulté, pour une lesbienne, de rencontrer son âme sœur. Quand une femme hétéro rencontre un homme hétéro, ils se cherchent mutuellement des affinités. Dans le sport, dans l’art, dans les goûts et les valeurs en général. S’ils en trouvent, leurs organisme produit les hormones du bien-être : les endorphines, ce qui peut les conduire jusqu’à l’accouplement… Dans le cas des homosexuels, je crois que le simple fait de partager cette « différence de genre » avec l’autre est une affinité en soi … C’est la raison pour laquelle les minorités se regroupent. Cela expliquerait aussi la tolérance des homosexuels à l’égard de leur âme sœur.

Sophie nous délaissa dans l’intention, d’après ses mots, « d’assister à un cours de merde proposé par un prof de merde qui comptait pour un partiel de merde ».
Pour avoir ma partie à trois, j’allais devoir la jouer serré. Il me paraissait plus judicieux de tenter ma chance avec Aurore, plutôt qu’avec Sophie, qui m’aurait certainement envoyé balader sans ménagement…
– Dis-moi, Aurore, ca fait longtemps que tu es avec Sophie ? demandai-je l’air innocent.
– Environ trois ans… on s’est rencontrées au lycée.
– Ah bon ? Comment ? Raconte-moi, ça m’intéresse énormément, j’adore les histoires d’amour !
– C’était au cours d’une soirée. Il y avait un mec plutôt pas mal qui essayait de me draguer. Il insistait lourdement pour que je danse un slow avec lui. Au moment où j’allais craquer par politesse, Sophie est arrivée et m’a défendue du style « Tu vois bien qu’elle ne veut pas ! Casse-toi ! » ; le mec est parti en nous traitant de gouines… Je ne connaissais pas encore Sophie. Elle s’est moquée du mec et m’a demandé si, de toute façon, j’avais quelque chose contre les homosexuelles. Je lui ai répondu « Au contraire ! », alors elle a posé sa main sur ma cuisse, et elle m’a embrassée… Le soir même, on a …
Elle s’arréta net de parler, me jeta un regard gêné et, toute rouge, leva les épaules….
– « Mais elle est adorable ton histoire ! On dirait une princesse sauvée par son prince charmant… Enfin, par sa princesse charmante… Je trouve ça super !
– Ça fait plaisir de rencontrer quelqu’un qui n’a pas d’a priori,
Pour paraître inoffensif, et ainsi avoir une petite chance d’atteindre mon but, j’ai orienté la conversation vers des banalités. J’avais l’impression d’exister à ses yeux, sa douceur et son sourire me berçaient : j’étais en train de tomber amoureux… de celle qu’il ne fallait pas. Après un de ses rires en cristalun, j’ai finit par attaquer sournoisement :
– Par contre, ce qui est marrant, dans un couple, c’est qu’on ne connaît jamais les fantasmes de l’autre…
– Quand même un peu, non ?
– Pas toujours… Ecoute, j’ai beaucoup parlé avec Sophie, et si je te disais ce qu’elle désire en secret, tu serais étonnée !
– Ha bon ? Raconte !
– D’accord, mais d’abord, tu vas me promettre de ne jamais lui parler de ce que je vais te dire, parce que ce qu’elle m’a dit c’est un vrai secret !
– Promis juré !
– C’est sûr certain ? Même dans l’intimité, tu ne le répèteras jamais ?
– Je te le promets !
– Bon, OK…. Alors, voilà… En fait, je lui ai raconté mes vacances au Cap d’Agde, où il y a une boîte échangiste, et la conversation est partie en vrille… et du coup, : elle m’a tout simplement avoué qu’elle aimerait bien faire une partie à trois…
– Ah bon ? Avec une autre fille ?
– Non, non, avec un garçon…. Comme moi… Tu comprends, il vous manque un petit quelque chose, quand vous êtes toutes les deux… Comment dire…
qui elle a fricotté pour faire plaisir à ses parentsça s’est très mal terminé. Elle m’a dit qu’elle avait horreur des hommes !
– Des hommes en général, oui, peut-être. Mais… Et toi, tu détestes-tu autant les mecs, de manière aussi inconditionnelle ?
– Non non, moi je suis sans avis… je suis bi quoi… J’ai déjà été avec un garçon, mais il n’était pas très… Pas très attentif. Je préfère les femmes.
La révélation de cette bisexualité fut un rayon de soleil qui traversait les nuages noirs que la discussion venait d’amener… Je repris confiance :
– Ça ne m’étonne pas ! Mais tu sais, il y a aussi des hommes très prévenants vis-à-vis des femmes ! Moi par exemple ! Ecoute, si tu veux connaître les vrais penchants de ta copine, parce qu’à mon avis, elle ne veut pas t’avouer toute la vérité, on va faire un truc très simple : un soir, je vais venir par surprise dans ta chambre, avec une bouteille de ce que tu veux, et on verra bien ce qui va se passer ! D’accord ?
– Pourquoi pas ? Ce serait rigolo… Mais à mon avis, il ne se passera rien !
– On verra ! S’il ne se passe rien, c’est pas grave ! On passera quand même une bonne soirée ! Fixons une date, et surtout ne dit rien à Sophie, d’accord ?
– Ça marche comme ça… , conclut-elle en riant.
Le samedi soir suivant, je descendais la somptueuse avenue Foch. J’étais dans un état d’excitation fantastique. Les cheveux aux vents, « j’avais envie de dire bonjour à n’importe qui ». Devant la porte, je tape le code et emprunte l’ascenseur jusqu’au cinquième étage, puis je monte à pieds les deux restants. L’escalier était mince et abrupte ; je comprenais pourquoi, dans le temps, les bourgeois attribuaient ces piaules à leurs employés.
Je frappai à une petite porte qui resta malgré tout fermée… Je recommençai quelques secondes plus tard, en vain. Le rêve était trop beau… Comment ai-je pu, encore une fois, être aussi crédule ? Aurore avait sans doute parlé de mes intentions à Sophie, qui m’avait alors traité de ce que j’étais : un sale menteur. Je pensais à la phrase de Guitry :

« on dit que les femmes ne peuvent pas garder un secret, ce n’est pas vrai, elles le peuvent, mais elles s’y mettent à plusieurs ».
Mais, à mon grand soulagement, la porte s’ouvrit quelques minutes plus tard, après un « J’arrive ! » hésitant… Est-ce que j’étais arrivé en plein… ? Aurore m’accueillit, comme à son habitude, avec le sourire. Assise sur le matelas, Sophie me lança un glacial : « salut », sans lever le visage vers moi… La partie, dans tous les sens du terme, s’annonçait difficile. J’ai alors serré dans ma main le seul argument qui avait une chance de les convaincre : une bouteille…
– Salut les filles ! ai-je lancé, en forçant mon enthousiasme. Je vous ramène un témoin du pays d’où je viens : une bonne boutanche de pastis, vous allez m’en dire des nouvelles ! Tu as des verres Aurore ?
Je ne voulais pas laisser au temps la possibilité de refroidir encore davantage l’ambiance, et je me mis à remplir les verres, toujours le sourire aux lèvres.
– Alors, comment ça va les filles ? Et toi, ma belle, tu as trouvé l’hôtel particulier que tu recherches ? Goûtez-moi ça, vous allez vous régaler.
– Pas terrible ton truc, lança Sophie après avoir trempée ses lèvres dans son verre.
C’est à cet instant que j’ai compris ce que j’étais pour elle : un rival dangereux… Elle connaissait la bisexualité de sa copine, et cette dernière lui avait probablement avoué m’avoir trouvé à son goût, ou pire… Il n’y avait qu’une solution pour inverser la tendance : négliger complètement Aurore et draguer ouvertement Sophie. Je pris place entre elles sur le lit, et tournai la tête vers ma glaciale voisine :
– Le pastis, au début, on n’aime jamais, c’est tout à fait normal, mais au deuxième verre, tu vas voir que
Je n’adressai plus la parole à Aurore, et la gentillesse de Sophie était inversement proportionnelle du niveau de la bouteille. Quand on a commencé à rire, j’ai tenté le tout pour le tout, et j’ai essayé de l’embrasser. Elle me repoussa et me dit, en désignant sa copine d’un geste de la main : « C’est par là que ça se passe… ». Sans comprendre, je me suis tourné pour regarder Aurore. Elle avait enlevé son polo, et ses petits seins , qui paraissaient dur comme de la pierre, étaient pointés vers moi. Elle ne souriait plus. Pendant quelques secondes, bouche bée, j’ai admiré cette fille un peu comme si je voyais une femme nue pour la première fois.

Sophie s’est levée et, tout en nous regardant d’un regard de fer, nous a laissé nous embrasser sur le lit. Quand Aurore a déboutonné mon pantalon, je me suis souvenu du but de ma « visite », et j’ai pris la main de Sophie :

– Viens avec nous, allez, s’il te plaît…
– D’accord, mais alors tu te barres.

Je me suis légèrement décalé sur le lit, mais elle précisa sa pensée :

– Non, tu prends ma place, debout, et tu regardes.
Je ne sais pas si je cédais au principe de l’autorité, ou si je crevais d’envie de contempler deux filles ensemble pour la première fois, mais je lui ai obéi. Je me suis levé maladroitement en tenant mon pantalon…

Elles se sont aimées en silence devant mes yeux hagards. Leurs gestes étaient si attentifs, si voluptueux, si sensuels, que j’avais l’impression de regarder un film érotique diffusé au ralenti. J’étais en train de prendre la plus belle leçon d’amour de ma vie. Je découvrais ce que les femmes aimaient réellement et qui, par comparaison, faisait passer le comportement amoureux du sexe fort comme de la bestialité. Je me sentais minuscule, et je n’ai pas osé avancer les mains vers elles. Je suis resté là, « scotché ». Et ce jusqu’aux ultimes soupirs…

Sophie m’avait bien eu. Elle m’avait éliminé, elle m’avait écrasé comme une punaise. Mais en reprenant l’ascenseur, je pensais que ce qu’il y a de plus beau au monde, ce n’est pas la tour Eiffel, le mont Saint-Michel ou les chutes du Niagara. Non… Ce qu’il y a de plus beau au monde, c’est deux femmes qui s’aiment.